Photo Alain Roberge, La Presse
Avec Trois princesses pour Roland, André-Line Beauparlant signait en 2001 un premier documentaire qui arpentait le territoire intime de trois femmes- mère, fille et petite-fille- plutôt proches d'elle puisque le «personnage» de départ était sa tante.
Après le prix de la meilleure réalisation aux Hot Docs, le prix Yolande et Pierre Perreault ainsi qu'une nomination aux Jutra pour ce film, elle présente son deuxième documentaire, Le Petit Jésus, à l'affiche jusqu'au 16 décembre à Ex-Centris. Cette fois, la documentariste de 38 ans s'est encore plus inspirée de son entourage immédiat, car son sujet est nul autre que sa propre famille. André-Line Beauparlant braque carrément sa lentille sur ses parents, son frère et sa soeur, pour qu'ils expliquent enfin ce qui leur est tous arrivé quand le cadet est apparu dans le décor en 1977. Une entrée fracassante: ce petit frère a manqué d'oxygène à la naissance, ce qui l'a très sérieusement handicapé. Et cette tragédie a profondément marqué tous les membres de la famille.
Impossible d'aborder l'entrevue avec André-Line Beauparlant sans lui demander comment s'est déroulé le tournage, car il est difficile de lui exposer ses « personnages » sans oublier qu'ils sont ses proches, et que l'histoire qu'elle raconte est la sienne. Celle d'une petite fille qui a cru pendant toute son enfance que son petit frère allait guérir par la grâce de Dieu, comme ses parents ont aussi voulu le croire. « Je voulais parler de la famille et de la religion, et je trouvais que c'était mieux d'aller dans plus petit que de penser à des théories, explique-t-elle. Je ne voulais pas m'éparpiller. C'est une drôle de patente, une famille. Il y a plein de gens qui ne se ressemblent pas, il n'y en a pas un pareil. »
Tout de même, dans ce documentaire, on se sent vraiment glisser dans l'histoire très personnelle de gens que la cinéaste connaît encore mieux que nous, ce qui fait presque passer la téléréalité pour de la science-fiction, quand on y pense. André-Line Beauparlant ne semble pas déstabilisée lorsqu'on tente de lui tirer les vers du nez, comme elle a fait elle-même avec ses parents, alors qu'elle a fait le choix de ne pas apparaître dans son film. « Comme c'était un peu plus proche de moi, j'avais besoin d'un petit recul pour rester cinéaste, pour faire du cinéma et non pas une thérapie familiale. Je le savais qu'il allait y avoir une narration, et je ne voulais pas ramener tout à moi, je voulais parler sans parler. Je trouvais que je prenais trop d'espace déjà, par le montage, le sujet, la narration. Il me semblait que c'était assez. »
Elle admet que si convaincre sa famille n'a pas été trop compliqué, le tournage n'a pas pour autant été facile. C'était particulièrement délicat avec son père, un homme peu volubile qui semble aussi sensible à ce drame qu'au premier jour. « C'était dur à filmer! s'exclame-t-elle. Une chance que je n'étais pas à la caméra, je n'aurais pas été capable. On dirait que c'est la première fois qu'il en parle. Je n'aurais pu tenir le coup, en voyant mon père aussi troublé. On ne serait jamais arrivé nulle part. Je n'aurais pas pu faire le film, je pense. »
Mais elle l'a fait. Elle a continué. Au départ, André-Line Beauparlant voulait filmer uniquement avec son jeune frère handicapé. Une sorte de conversation muette entre eux, quelque chose de poétique. Mais son frère est décédé au début du projet. Elle n'a eu le temps de tourner que quelques images avec lui. Elle a donc poursuivi avec les « survivants », et ça l'incluait aussi. Survivants d'un « miracle qui n'a jamais eu lieu »...
Au début, André-Line admet qu'elle avait des comptes à régler avec la religion, qui fut la bouée de sauvetage de ses parents, mais une déception pour elle-même. Son frère n'a pas guéri miraculeusement, et elle a dû vivre, comme son frère et sa soeur, dans une étrange culpabilisation de sa « normalité »; selon le regard religieux, cet enfant handicapé était comme « le petit Jésus » c'est à dire sans péché. Sans même la possibilité de pécher. Autrement dit, parfait, malgré son handicap. « C'est ce que j'ai trouvé de plus difficile quand j'étais enfant, raconte-t-elle. La compétition est trop grande. Tu as déjà perdu d'avance: ton frère, c'est le petit Jésus. Tout ce que tu fais n'est jamais assez. Un moment donné, je voulais être parfaite, être la première de classe, prier, aller à la messe... Mais j'étais hors compétition. Mon frère, ma soeur et moi, nous avions tous perdu la course. C'est bizarre, vraiment. »
Pourtant, ce qui aurait pu être un règlement de compte est finalement devenu un beau dialogue salutaire, puisque toute la famille est très heureuse du résultat. Et même de l'expérience, malgré les réticences. « Tout le monde est à l'aise avec ça, affirme-t-elle. Ma mère est tellement contente! »
André-Line aussi se dit satisfaite et à l'aise avec le résultat. « À partir du moment où tu décides de faire un film sur un sujet, quand tu le sors, il y a beaucoup de temps qui a passé, ce qui fait que toutes les questions sont réglées. Je suis un peu ailleurs. Je ne trouve pas ça difficile d'en parler, mais quand on veut me ramener tout le temps ça à une thérapie familiale, je ne sais plus quoi dire, parce que je ne pense pas que c'est juste ça. »
En vérité, personne ne s'était jamais vraiment parlé de ce traumatisme. « On n'en parlait pas, on le vivait, résume-t-elle. J'ai eu plus envie de savoir comment mes parents avaient vécu ça que de les critiquer. Pourquoi ils avaient tellement la foi? Ils ont trouvé dans la religion une communauté de gens qui étaient très ouverts à cet handicap de mon frère. Dans un sens, ça les a valorisés. Et dans le fond, je me suis dis: pourquoi pas?»
Chantal Guy, collaboration spéciale, La Presse